Ces articles ont été agrémentés d'extraits musicaux pour votre plus grand plaisir!
*Max Emmanuel Cencic
*Roberta Invernizzi
*Sonia Prina
*Ann Hallenberg
*La Vergine dei dolori de Scarlatti
*La Griselda de Vivaldi au TCE
*Récital Kozena/Daniels
au TCE
*Arianna in Creta de Handel
*Anna Bonitatibus
Pergolesi – Salustia (1732)
Livret anonyme d’après Alessandro Severo de Apostolo Zeno
Mise en scène et décors Jean-Paul Scarpitta
Costumes Atelier de l’Opéra National de Montpellier & Atelier de modiste Gregoria Recio
Lumières Anne-Claire Simar
Salustia Maria Ercolano
Alessandro José Maria Lo Monaco
Marziano Marina De Liso
Giulia Raffaella Milanesi
Claudio Cyril Auvity
Albina Valentina Varriale
La Cappella della Pietà de’ Turchini
Antonio Florio
Teatro Pergolesi, Jesi, 5 septembre 2008
Les photos ont été prise lors des représentations de Montpellier en juillet 2008 par Marc Ginot.
Cette année c’est Antonio Florio qui pilote cette résurrection. Après avoir entendu monts et merveilles sur ce chef et sa Capella della Pietà de’ Turchini, je suis un peu déçu par leur prestation. La faute aussi à l’empreinte que Dantone a laissée dans ce répertoire. Bien entendu, Florio et sa troupe n’ont jamais démérité et nous ont gratifié de très beaux moments, souvent aux côtés de Marina De Liso. Malheureusement, l’ensemble s’est montré plutôt étranger aux passions des personnages. Parfois bien raide (l’air du rossignol d’Alessandro), ou tout simplement détaché (« A un lampo di timore » étrangement retenu), il a montré une attention inégale à la recherche du juste tempo. Inégale, car à la plupart des airs de Giulia et Marziano, l’orchestre a fourni un écrin tonique digne de la composition. Quant aux ornements, la comparaison avec Dantone joue encore en la défaveur de Florio. Celui-ci ne possède en effet ni l’intelligence, ni l’audace du premier. Au risque de me répéter, Dantone excelle dans cet exercice car ses variations sont souvent indétectables, c’est-à-dire qu’en lisant uniquement la reprise A’, on ne saurait établir la participation du chef. Le travail de Florio, lui, est beaucoup plus évident. Un aspect fâcheux de ce travail est l’insertion de longues sections d’arpèges a cappella en plein milieu des reprises. Ces greffes, pour moi d’un goût discutable, m’ont paru trop souvent laides et dégradantes pour la musique et le dramatisme des airs. Regrettables, aussi ont été toutes les coupures dans les airs. Alors que les récitatifs sont restés intouchés ! Malgré tout, ces considérations grognonnes ne peuvent grand-chose face à la joie de la redécouverte du premier essai lyrique de Pergolesi.
Une joie que Jean-Paul Scarpitta aura entretenue tout au long de la soirée. Quel heureux contraste avec la mise en scène de l’an dernier ! Sur des fonds obscurs, les personnages évoluent dans de belles tenues antiques, tombantes et somptueuses pour les protagonistes, pastels et vaporeuses pour les figurants. Ces derniers, témoins impassibles du drame qui secoue leurs maîtres, papillonnent d’un chanteur à l’autre, échangent des murmures dans leurs égarements lascifs, comme étrangers aux imposants rouages qui s’actionnent en filigrane. A l’image de ces esclaves insouciants, Salustia apparaît de plus en plus dévêtue au fur et à mesure que progresse le drame, abandonnant les lourdes draperies dont se parent les êtres calculateurs, à commencer par son père et sa belle-mère, pour ne laisser s’exprimer que son être profond. Cet élan d’abnégation culmine dans une scène finale avec un assassinat symbolique de Salustia et une résurrection dans une posture quasi virginale, avant l’ultime disparition dans l’obscurité du décor. Ce qui différencie cette femme de tant d’autres créatures vertueuses mais têtues du registre seria (façon Griselda), c’est cette volonté de s’écouter, de se remettre en cause, et pas seulement d’obéir à d’aveugles vœux de fidélité.
Très éloquentes également, la scène des thermes avec son rideau d’eau et ses baigneurs silencieux engagés dans des gestuelles troublantes, sensuelles, ou encore celle du combat final entre Marziano et la panthère, inévitablement symbolisée par Giulia. J’aimerais poursuivre, tellement cette mise en scène m’a comblé, mais je ne suis pas là pour décrire tout le spectacle, et en plus de la retransmission télévisée de Montpellier, il semblerait qu’un DVD soit en cours de fabrication…
S’il y a quelqu’un qui a peu profité de la beauté des costumes, c’est bien l’Albina travestie du jeune soprano Valentina Varriale. Noyée dans une robe sombre peu flatteuse, elle sait vite la faire oublier avec un chant brillant, sonore et touchant. Mais le rôle est tellement insignifiant, tant par la rareté de ses apparitions que par l’intérêt sommaire de ses airs, décapités qui plus est, qu’il ne reste au spectateur que le plaisir de la découverte de la chanteuse. Elle signe un beau « Se tu accendessi, Amore », délicieusement douloureux sur les « infido » martelés de sa plainte masochiste.
Le Claudio bisexuel et volage de Cyril Auvity surprend au premier acte par sa raideur tant vocale (un aigu décidément récalcitrant) que scénique, mais le ténor reprend peu à peu le dessus au cours de la soirée. Son timbre épicé et un rien pointu n’est vraiment pas déplaisant, mais s’accorde mal avec celui des autres interprètes, tous dotés de beaux organes veloutés, donnant à ce personnage trop de relief, alors qu’il se doit de rester secondaire. Plaisant aussi, son étrange complet miroitant sur lequel viennent se réfléchir les querelles d’Albina. Des témoins de la version de Montpellier lui ont reproché un italien « exotique », mais je n’ai rien détecté de tel (et pour le coup, j’ai été doublement attentif).
Son mentor Marziano est incarné par une Marina De Liso stupéfiante, certainement dans ce qu’elle a fait de mieux. Si le travesti ne trompe guère, la diction reste percutante et chacune de ses apparitions laisse ardemment désirer la suivante. La musicienne embrasse avec bonheur la profonde tessiture du rôle, distribuant des graves sonores aussi jouissifs que presque douloureux à entendre, toujours audibles malgré la participation constante des cors et des cordes au complet. Un panache qu’on ne lui connaissait pas encore. Pour poursuivre dans une veine déjà exploitée ici, Marina est-elle un contralto ou un mezzo mal assumé ? Si les surprises de cette soirée nous poussent à choisir la première option, il manque toujours à cette chanteuse une véritable identité vocale qui fait la renommée et la valeur des contraltos « vrais » : Mijanović, Mingardo, Stutzmann, Prina et Lemieux pour ne citer que les principales pour le baroque (je crois que si j’ai oublié quelqu’un, je vais me faire taper sur les doigts, alors que j’ai tout de même cité Nathalie et Nicole, que je n’apprécie pas vraiment !).
Sous la tiare paranoïaque de Giulia, Raffaella Milanesi impressionne plus par son jeu que par sa voix. Elle semble fatiguée ce soir. Les extrémités du registre son incertaines, et la voix généralement bien mince. Pas vraiment de quoi faire surgir une impératrice affamée… sauf que Raffaella a plus d’un tour dans son sac. En un savant mélange de Cruella et des meilleurs moments d’Helena Bonham Carter, elle construit une mégère inquiétante et multiface, tout bonnement insupportable. Particulièrement crispante, est à retenir la scène finale du deuxième acte, où Giulia somme Salustia de lui révéler le nom de son assaillant, qui n’est autre que Marziano. Dans le quatuor claustrophobe qui suit, Giulia libère ses accents carnassiers dans les vers déjà très crus « Vorrei strapparti il cor », effrayant climax de ce dialogue de sourds.
Cette diablesse donne un sacré fil à retordre à Salustia. Mais Maria Ercolano sait se défendre. Dans cette endurante figure de dévotion, il faut avouer qu’elle a fière allure. A commencer par son physique généreux qui s’oppose aux traits durcis, presque minéraux de Giulia. Le visage de Maria adopte naturellement le masque de la souffrance résignée. Dans cette même envie de s’offrir à autrui, la voix du soprano s’enflamme de teintes pleines de mordant, ensoleillées et vibrantes, que toute l’eau qui pleut sur la scène ne sait éteindre. Je ne l’avais encore entendue que dans un air de la Partenope de Vinci, avec une réverbération assez spectaculaire, et j’appréciai déjà beaucoup. Alors quand je vois que certains ici la traitent de sous-Invernizzi (hein Clément ?), je prends les armes ! Plus sérieusement, c’est vrai que les deux ont beaucoup en commun, mais comme je l’avais déjà dit ailleurs, n’est pas Invernizzi qui veut. Donc je rejoins l’avis de Clément… c’est juste que je trouvais le préfixe peu flatteur !
Dans la tunique tiède et moite de l’époux de Salustia, l’androgyne José Maria Lo Monaco tente d’imposer un physique juvénile, presque infantile, avec ses bouclettes bien ajustées, agrippé aux jupons de sa mère, toujours assis en marge d’un trône trop impressionnant pour lui. Le mezzo est vocalement plus corsé que son interprétation scénique ne le laisse supposer, mais le timbre, beau par ailleurs, évoque trop celui de Marina, sans toutefois en assumer les graves. Alessandro, pâle figure déchirée par deux fortes femmes, ne brille pas non plus ce soir par la qualité de ses airs, si ce n’est sa plaisante parenthèse ornithologique, malheureusement interprétée forte, sans raison évidente. Seul, il ne chante rien à l’acte deux, son air « Giacchè gli affanni miei » ayant disparu, comme le récitatif qui le précède. Dommage car d’après le livret, il inspira peut-être un beau lamento à Pergolesi.
Sûrement car je ne suis pas un habitué des salles d’opéra (à mon grand regret), cette soirée restera pour moi le théâtre de bien de beautés, tant visuelles que musicales. La prochaine exhumation pergolesienne concernera certainement Il prigionier superbo, dont j’attends l’annonce avec impatience ! J’espère que ni Dantone, dont on pourra pleinement profiter en 2010, ni Florio ne seront à la direction… Ce sera peut-être l’occasion de découvrir quelques compétences insoupçonnées.
En attendant, je finis sur l’incontournable petite anecdote people. Cela concerne Raffaella Milanesi. Elle possède… un téléphone portable ! Oui, bon… je n’ai rien pu épier de plus croustillant derrière la vitre de sa loge.
« Giulia più non son io, non sono Augusta,
s’oggi dal crine altero a Salustia non svelgo
il diadema reale, e lo calpesto. »
-Giulia, atto I, scena 5
Voilà maintenant presque 280 ans que Salustia, premier opera seria de Pergolesi, fut composé. Et pourtant, les productions de Montpellier et Jesi de cet été 2008 constituent de véritables premières mondiales. L’œuvre, telle qu’on a pu l’entendre cette année, n’a jamais été montée sur scène. Autour de la genèse de cette Salustia gravitent en effet de nombreuses complications qui rendent bien compte du microcosme qui prenait forme autour des productions lyriques de l’époque baroque.
· Tribulations d’un livret*
La partition première vit le jour à l’automne 1731. On reste impressionné par la confiance accordée à ce compositeur d’à peine vingt-et-un ans par le théâtre alors le plus renommé de Naples, le San Bartolomeo (il faudra attendre six ans pour voir se construire l’encore plus prestigieux théâtre San Carlo). Le genre de l’opera seria était effectivement considéré le plus noble en matière de musique dramatique. On se doit de signaler aussi la distribution luxueuse qui avait été concédé à Pergolesi pour sa Salustia, et dont on reparlera plus tard. Tous ces privilèges montrent bien combien le jeune homme avait su, avec les dernières représentations de son drame sacré Li prodigi della Divina Grazia nella conversione e morte di san Guglielmo duca d’Aquitania, s’attirer les faveurs du public et surtout d’influents mécènes, parmi lesquels le prince de Stigliano et plus tard le duc de Maddaloni.
Le livret de Salustia est librement inspiré d’un drame d’Apostolo Zeno, Alessandro Severo, bien que cela ne soit indiqué nulle part sur la partition qui nous est parvenue (non autographe, seule celle de Il Flaminio l’est). L’auteur de ce nouveau livret est inconnu, mais on se permet de penser qu’il puisse s’agir de Gennaro Antonio Federico, plus tard reconnu comme collaborateur de Pergolesi pour ses La serva padrona, Lo frate ‘nnamorato et Il Flaminio, puisque apparemment Federico travaillait déjà au San Bartolomeo à l’arrivée de Pergolesi. D’autres sources mettent en scène le travail du poète Sebastiano (?) Morelli dans le remaniement des vers originaux. Domenico Carcajus, quant à lui, est retenu géniteur de l’intermezzo Nerina e Nibbio, qui entrecoupa Salustia, et dont la musique est aujourd’hui perdue.
Le texte de Zeno est lui-même basé sur les récits de Lampridius et Herodianus. Le très jeune empereur Elagabalus (203-222), particulièrement impopulaire à Rome pour ses convictions religieuses et ses pratiques sexuelles inhabituelles, préféra sous les conseils de sa mère et de sa grand-mère, faire monter sur le trône son cousin germain Marcus Julius Alexianus, après l’avoir adopté. Ce dernier, à tout juste treize ans, prit le nouveau nom de Marcus Aurelius Severus Alexander. Il reçut immédiatement les faveurs du peuple, ce qui déplut à Elagabalus, qui entreprit des tentatives d’assassinat aussi nombreuses que vaines envers le nouvel empereur. Bien de ces attaques furent déjouées grâce à la méfiance de la mère d’Alexandre, Julia Avita Mamaea. Après la mort d’Elagabalus, contre lequel le peuple s’était soulevé, Alexandre régna pendant treize ans, fait exceptionnel à Rome, mais toujours sous l’emprise étouffante de sa mère, dépeinte unanimement comme égoïste, injuste et surtout excessivement attachée à l’argent. Si son fils osait lui exposer régulièrement son mécontentement, il ne trouvait pas pour autant la force d’empêcher sa mère d’agir à sa guise. Julia arrangea en 225 les noces de son fils et d’une jeune vierge patricienne, Salustia Barbia Orbina. Mais la reine-mère, jalousant le rang de Salustia, et désireuse de remonter sur le trône, n’eut qu’à reposer sur son art de la manipulation. Alexandre, piégé et impuissant, répudia Salustia deux ans plus tard. Le père de la jeune fille, Seius Sallustius Varius Marcinus, offensé par la disgrâce de Salustia, fomenta l’assassinat d’Alexandre. Mais il n’était apparemment pas si simple, comme l’illustre son enfance, de s’en prendre à l’empereur. Après cet échec, et sûrement sous l’insistance de sa mère, Alexandre mit son beau-père à mort et envoya Salustia en exil en Libye.
C’est donc sur ces événements peu heureux que Zeno bâtit son livret, fidèle dans les limites des conventions de l’opéra baroque. Son texte anime les personnages d’Alessandro, Giulia, Salustia et son père, à l’intitulé simplifié en Marziano (nom souvent dévolu dans l’opera seria aux généraux romains). Se greffent à eux deux figures non historiques : Claudio, complice de Marziano et amant inconstant d’Albina, patricienne amie de Salustia. Bien entendu, le divorce définitif du couple royal, la mort de Marziano et l’exil de Salustia n’ont pas de place dans ce livret typique, où le lieto fine est de rigueur. Seuls sont relatés la répudiation, temporaire, de Salustia et le complot de Claudio et Marziano, dirigé contre Giulia et non Alessandro. A noter toutefois une importante entorse au « règlement » de la part de Zeno. En plus des premier et second couples, ainsi que du rôle du père, généralement tenu par le ténor de la troupe, la plupart des livrets incluaient un ultimo ruolo, un(e) confident(e) ou un messager. Rien de tel ici : à Giulia revient un écrasant sixième rôle, omniprésent à l’image de son emprise sur son auguste fils.
Sur le texte original de Zeno ont travaillé au moins Lotti (Venise, 1716), Chelleri (Florence, 1718), Mancini (Rome, 1718), Sarro (Naples, 1719), Orlandini (Milan, 1723), Giacomelli (Piacenza, 1732), Bioni (Wroclaw, 1733), Händel (Londres, 1738), Bernasconi (Venise, 1738 et 1753) et Sacchini (Venise, 1763).
C’est l’occasion de recroiser quelques artistes célèbres, comme par exemple Faustina Bordoni dans le rôle-titre de la version de Lotti. Une participation inhabituelle de cette chanteuse, encore à ses débuts, et qui allait rapidement déserter les travestis pour s’emparer des plus enviés premiers rôles féminins partout en Europe.
Chez Chelleri, Antonia Laurenti, dite la Coralli, est coiffée du diadème de l’impératrice. On se souviendra de ce contralto bouillonnant comme l’interprète des Adrasto (Armida al campo d’Egitto) et Melindo (La verità in cimento) vivaldiens en 1718 et 1720.
Un autre contralto, Anna Vincenza Dotti, fut chargé d’endosser le rôle de Giulia dans la composition de Sarro. Dans les années précédentes, elle avait chanté le rôle-titre dans Arsilda et celui de Statira dans L’incoronazione di Dario, toujours de Vivaldi. Son succès l’aurait ensuite propulsée jusqu’à Londres, où elle aurait interprété des rôles toutefois plus secondaires dans des opéras de Händel (Irene dans Tamerlano, Eduige dans Rodelinda, Cleone dans Alessandro, Orindo dans Admeto).
En 1723, le personnage de Giulia se fit soprano dans l’œuvre d’Orlandini, et ce fut à Margherita Gualandi, dite la Campioli, de l’endosser. Cette éminente vivaldienne avait assisté - malgré ses caprices - le prêtre roux dans ses premiers essais vénitiens. Elle était accoutumée aux rôles intenses tant sur le plan scénique que vocal. Parce qu’ils sont gravés, en témoignent au moins Ersilla (Orlando finto pazzo) et Manlio (Tito Manlio).
Dans l’Alessandro Severo d’Orlandini apparaissait également, dans la tunique d’Albina, le contralto Maria Caterina Negri, alors bien loin des rôles virils que lui réservèrent Händel et Vivaldi, et qui firent son succès.
Pour clore ce déjà trop long aparté, mentionnons simplement le pasticcio de Händel, entièrement de sa composition, et dans lequel le rôle d’Alessandro fut assumé par nul autre que Gaetano Majorano (je n’oserais vous rappeler son surnom !). Les airs étaient tirés des compositions précédentes Giustino, Berenice et Arminio.
Mais revenons à Naples et à Pergolesi. Le livret sur lequel il composa était, comme son nom l’indique, centré sur le personnage de Salustia, plutôt que sur ceux d’Alessandro ou Giulia. Qualifié à plusieurs reprises de médiocre par la littérature actuelle, ce nouveau texte pèche, il faut bien l’avouer, par des récitatifs trop étendus et une interruption trop fréquente du rythme dramatique par les interventions de Claudio et Albina, reclus dans une intrigue secondaire peu entraînante. Mais les vers en eux-mêmes, en une sorte de réconciliation du langage poétique et de l’italien moins formel, m’ont semblé fort agréables à entendre. Pour ceux qui connaissent bien l’Olimpiade métastasienne, il en ressort une même impression de clarté et de sobriété. C’est peut-être ce manque de finesse que bouda le public lors des représentations et que continuent à bouder les spécialistes d’aujourd’hui.
Aussi saugrenu que cela puisse paraître, Pergolesi lui-même ne respecta pas scrupuleusement le livret, qui n’était déjà plus qu’une adaptation de Zeno. Ainsi, un air de Giulia fut réécrit. Le nouveau texte de « Se tumida l’onda » offrait plus d’occasion de développer des thèmes picturaux que celui, plus conventionnel, de « De la superba in seno ». Mais c’est autour de Claudio que les airs substitutifs sont légion. Pour son monologue de la fin du deuxième acte, il existe deux versions du récitatif et quatre airs différents !
· Le petit monde de Salustia*
En plus d’une commande d’opera seria, la direction du San Bartolomeo souligna la confiance qu’elle accordait à Pergolesi en s’assurant de la participation de personnalités renommées du monde lyrique. La plus notable que le théâtre fit parvenir à Naples se trouvait être le castrat Nicolò Grimaldi, affectueusement surnommé Nicolino par le public, qui l’acclamait autant pour son chant que pour ses talents d’acteur. Issu d’une famille de modestes musiciens, il était tenu pour un véritable enfant prodige, si bien que son maître Francesco Provenzale lui réserva en 1695 un rôle de page dans sa Stellidaura vendicata, justement au San Bartolomeo, alors que Grimaldi n’était âgé que de douze ans. On peut imaginer l’émotion du chanteur qui revenait exercer au théâtre de ses débuts. Originellement soprano, sa voix changea brusquement à l’âge de vingt-sept ans et c’est en tant que contralto qu’il poursuivit sa longue et brillante carrière. On se souviendra notamment de lui comme l’interprète des rôles-titre dans Rinaldo (1711) et Amadigi (1715) de Händel à Londres. En 1731 il n’affichait pas moins de 58 ans et il semble que son timbre se soit encore obscurci, et qu’il avait perdu beaucoup de son registre aigu et de son agilité, mais rien de sa puissance. En témoignent les airs de Marziano écrits à son intention. La vocalise est absente mais l’orchestration toujours vigoureuse, et Pergolesi fit abondamment appel au bas de son registre, souvent sur des vers entiers. Pour compenser l’usure des moyens vocaux, Grimaldi avait encore développé ses déjà impressionnants dons dramatiques, et s’était spécialisé dans les rôles fortement caractérisés. A Venise, dans les dix dernières années, il s’était peu à peu tourné vers des personnages de maturité (les pères, les rois) qu’on réservait généralement aux ténors. A titre d’exemple, on peut citer les rôles de Catone dans le Catone in Utica de Leo (1729) et celui d’Artabano dans l’Artaserse de Hasse (1730). Une telle situation nécessitait généralement de profondes modifications du livret, car un castrat de l’envergure de Grimaldi ne pouvait se satisfaire du peu d’airs et d’apparitions normalement dévolus au ténor. En plus de cela, les compositeurs durent prendre en compte certaines capacités du chanteur dont le public était friand et qui pouvaient assurer à elle seules le succès d’une œuvre. Parmi ces dons il y avait l’inclination de Grimaldi au combat contre les animaux sauvages. Son talent s’était fait remarquer pour la première fois dans l’Idaspe fedele de Mancini à Londres en 1710, où il dut affronter un lion. Il chantait pour cette occasion l’air « Mostro crudel, che fai ? », très semblable à celui que lui réserva Pergolesi pour la scène finale où Marziano est livré, mains nues, à une panthère de l’arène. C’est ainsi que Leo, Porpora et d’autres insérèrent pour lui des scènes du même genre dans leurs compositions.
Si la Salustia de Pergolesi avait été montée une décennie plus tôt, Grimaldi aurait naturellement chaussé les sandales du primo uomo Alessandro, mais à son âge avancé, il n’avait plus les caractéristiques physiques ni vocales pour incarner cette figure d’amant typique. Il prit alors le rôle du général violent et épais Marziano, où l’on aurait plutôt attendu un ténor. Comme à l’accoutumée, la partie écrite fut remaniée pour accroître l’importance du rôle, et Grimaldi se vit accorder cinq airs, dont le premier et le dernier de l’œuvre, ainsi qu’un récitatif accompagné. Il était conséquemment mieux doté que les primo uomo et prima donna, à qui n’échoyaient que quatre airs. On peut reprocher à sa partie une relative uniformité des airs, qui gravitent tous autour de sentiments d’exaltation héroïque. Pergolesi fit donc appel aux cuivres pour doubler les impulsions de Marziano, toujours dans un climat rythmique entraînant. A ce titre, le dernier et bref air de Marziano, « Mostro crudel, e orrendo ! », semblant plutôt annoncer une courte sinfonia, est effarant de dynamique et d’évidence dramatique.
Engagé pour la même saison par le San Bartolomeo, le pauvre ténor Francesco Tolve, qui s’attendait à profiter du personnage de Marziano, dut se contenter de celui du secondo uomo Claudio. L’œuvre aurait en effet trop dérogé aux règles si Pergolesi s’était permis de distribuer Tolve dans le rôle d’Alessandro. Malgré sa renommée, je peine à trouver la moindre information sur ce chanteur, si ce n’est sur ses engagements, aussi nombreux que prestigieux, notamment au San Grisostomo de Venise. C’est sur cette scène qu’il apparut la plupart du temps, mais le public put aussi l’acclamer à Naples et à Rome. Comme on peut s’en douter, c’était toujours dans la peau d’un père, roi, empereur ou autre tyran qu’il faisait valoir ses talents. Deux ans après sa participation au premier opéra de Pergolesi, les deux musiciens devaient se retrouver pour la production de l’Adriano in Siria. Il est intéressant de constater l’attention bien supérieure que Pergolesi attribua aux airs d’Osroa, contrairement aux participations beaucoup moins palpitantes de Claudio.
Si ni Nicolino ni Tolve ne purent s’approprier le personnage d’Alessandro, celui-ci n’échut pas pour autant à une personnalité de second plan. Ce fut le mezzo Angela Zanucchi (parfois dite Angiola Zanuchi) qui s’en empara. Depuis ses débuts à Padoue en 1719, le public de Turin, Vérone, Venise, Ferrare et Mantoue l’avait vue se spécialiser rapidement dans les emplois con i pantaloni, au point même d’incarner à la fois Pluto et Giove dans Le Nozze del Piacere e dell’Allegria de Pulli (173 ?). Le disque nous donne une idée de ce que pouvaient être ses capacités, avec les rôles de Ramiro (Motezuma, 1733), Licida (L’Olimpiade, 1734) et Nomio (Dorilla in Tempe, reprise de 1734) que lui réserva Vivaldi. De ces témoignages ne ressort pas une particulière propension à l’agilité débridée, mais une intelligence musicale qui autorisait certainement Zanucchi à exceller tant dans le lamento que dans les arie di strepito. A retenir dans la partition de Salustia, son aria di paragone de la fin du premier acte « Andrò ramingo, e solo », où Alessandro fait appel à l’image du rossignol solitaire pour exprimer son intention de descendre du trône afin de suivre Salustia. Beaucoup semblent s’extasier sur le fait que le premier vers soit identique à celui qu’entonne Idamante dans son entrée du quatuor d’Idomeneo de Mozart. Pourtant la comparaison s’arrête là !
L’épouse déchue de l’empereur fut incarnée par le jeune soprano Lucia Facchinelli, qui assurait depuis quelques années de nombreux rôles de prima donna un peu partout en Italie, majoritairement au San Grisostomo. Plus tard, sa renommée l’aurait conduite à chanter surtout à Venise pour Broschi, Hasse, Predieri, Duni et Giacomelli. Sur scène elle côtoya constamment les grandes célébrités de la planète castrat : Farinelli, Caffarelli et Carestini. Dans les années 1720, elle avait aussi beaucoup chanté aux côtés de Grimaldi et s’était comme lui illustrée plutôt comme actrice que comme chanteuse. On n’a pas de témoignages directs de ce fait, mais tout du moins le rôle de Salustia ne met-il en avant aucune aptitude vocale extraordinaire. Sa technique peu impressionnante pourrait expliquer aussi qu’elle fût toujours engagée auprès d’autant de gosiers agiles, les compositeurs ayant cherché un juste équilibre entre qui aurait su impressionner par sa science du chant et qui aurait su donner un véritable souffle de vie au livret. Certains des grands castrats savaient être de piètres acteurs, obnubilés par les ébouriffants ornements qu’ils dispensaient à foison. La prise de rôle de la Facchinelli dans l’opéra de Pergolesi permit à la chanteuse de retrouver en Marziano son partenaire vénitien. Ils eurent de nombreuses occasions de partager les récitatifs animés dont ils s’étaient rendus maîtres. Ils firent assurément sensation dans la scène de l’assassinat manqué de Giulia au troisième acte. Pour autant que ce soprano ait été un élément dramatique fascinant, Pergolesi ne mit jamais son inventivité de côté lorsqu’il traita la figure de Salustia. Le personnage n’évolue que dans des climats de chagrin, stupeur et indignation, mais ses quatre airs sont assez caractérisés pour qu’ils puissent annoncer avec bonheur les perles que le jeune compositeur allait concocter dans les années qui lui restaient à vivre. De l’obscurité et des bizarreries harmoniques de son premier « Tu volgi altrove il ciglio », la femme déshonorée passe à un « Sento un acerbo duolo », lamentation mobile et impalpable, caressante comme un spectre. Son grand air obstiné « Tu m’insulti ? » du deuxième acte marque par ses ambiguïtés rythmiques et ses saisissants motifs vocaux répétés « non pietà ». Sa dernière apparition, « Per queste amare lacrime » tisse elle aussi un voile funèbre, sobre et déchirant.
Le reste de la distribution est incertain. Pour interpréter Albina, l’amante délaissée, et qui pour se rapprocher de Claudio se travestit en homme, on fit certainement appel au soprano Anna Mazzoni. Alors habituée à la scène depuis quelques années avec ses engagements dans des compositions de Feo, Porpora et Hasse, elle devait collaborer à nouveau avec Pergolesi en 1733 dans Il prigionier superbo (petit rôle de Micisda). Rien ne sembla par la suite donner de véritable impulsion à sa carrière ; la chanteuse continua au moins jusqu’en 1755 à se cantonner dans des rôles de second intérêt parmi des opéras de Hasse, Leo, Galuppi, Gluck et Mazzoni (gênant homonyme !). Elle parvint toutefois en 1738 à décrocher le rôle-titre de l’Angelica de Lampugnani dans une modeste production du San Samuele à Venise. La partie d’Albina que lui réserve Pergolesi est charmante, mais ses trois airs sucrés ne témoignent pas réellement du génie du compositeur.
Finalement, la solitaire et tyrannique Giulia revint sûrement au soprano Maria Teresa Cotti. Apparemment surtout active dans les années 1710-1720, elle incarna constamment les jeunes princesses animées par des œuvres de Vivaldi, Chelleri, Porta, Gasparini, Orlandini, Giacomelli et Feo. Son activité à Venise de 1720 à 1724 l’amena à côtoyer sa consœur Faustina Bordoni. Le personnage de Giulia reçut peut-être une attention particulière de la part de Pergolesi. Deux airs frappent immédiatement le spectateur, à commencer par la première expression de vengeance de l’impératrice, « Se tumida l’onda ». Pendant que les motifs instables des cordes figurent la montée des eaux, les percussions de la basse continue rappellent les flots se fracassant sur les rochers. S’ajoutent les cors qui soulignent les instincts virils de Giulia. Ces cuivres sont aussi à l’affiche dans l’air majestueux du deuxième acte « Odio di figlia altera ». Les deux cors dialoguent, aux prises avec une épineuse et déconcertante partie. Mais il faudra attendre les Hasse, Bach et Mozart pour les entendre triller ! La Cotti, de par ses emplois, fut vraisemblablement un soprano léger. Fait significatif, elle partagea son rôle d’Ismene dans le Siface de Porpora avec la Facchinelli elle-même. Plus parlante encore fut sa prise de rôle dans l’Alessandro Severo milanais d’Orlandini en 1723. Elle y incarna Salustia, et non Giulia. Comment ce soprano avait-il pu se voir confier la partie houleuse de Giulia ? Sa voix avait-elle changé depuis ses derniers emplois vénitiens, au point d’avoir acquis les couleurs sombres qui prodiguaient au rôle la véracité nécessaire ? C’est peu probable : à l’affiche de La ninfa Apollo de Giacomelli en 1735, Cotti est la nymphe Filli. Il n’était pas courant qu’un théâtre de l’envergure du San Bartolomeo se méprenne dans des erreurs de distribution. La raison de la venue de Cotti est peut-être à chercher du côté de l’actrice, et non de la chanteuse. Quoi qu’il en soit, si cette musicienne fut inadaptée au rôle, vocalement (on parle de couleur, non de technique, puisque Giulia fut composée sur mesure pour elle) ou théâtralement, peut-être eut-elle sa part de responsabilité dans le peu de succès que rencontrèrent les représentations.
Cette troupe se réunit autour des partitions pour les répétitions dans les dernières semaines de l’année 1731. Mais une tragédie survint. Grimaldi, l’étoile de la production, tomba mortellement malade et s’éteignit le 1er janvier 1732, après une courte période de souffrances. Il nous est impossible de savoir s’il chanta effectivement dans la Salustia, étant donné que le livret annonce une première en hiver 1731, probablement à la mi-décembre, avant l’ouverture officielle du carnaval le 26 décembre. Peut-être Grimaldi eut-il l’occasion de monter tout de même sur scène dans les habits de Marziano, mais on n’a aucun témoignage des premières exécutions de l’œuvre, et on ne sait si la maladie du chanteur l’affecta pendant plus de dix jours (auquel cas, il n’aurait pas participé à la première). L’avenir de Salustia se retrouva dangereusement compromis. Monter cet opéra sans castrat était tout bonnement impensable. Tout comme l’était remplacer Grimaldi par un autre castrat. Ce rôle était à ce point écrit sur mesure, avec sa maturité et la scène supplémentaire de l’arène, chevaux de bataille du défunt, qu’il était impossible de faire appel à une autre sommité lyrique pour le rôle. Et en plus, la saison avait déjà commencé ! Toutes les grandes étoiles avaient pris leurs engagements ailleurs.
La solution portait le nom salvateur de Gioacchino Conti. A seulement seize ans, il était déjà apparu en 1730 dans l’Artaserse de Vinci au Teatro delle Dame de Rome. En hommage à son ancien professeur, le castrat Domenico Gizzi, le public le surnomma dans les années successives il Gizziello (ou Egiziello selon d’autres sources). Mais l’année 1732 n’assistait pour l’instant qu’aux balbutiements de sa brillante carrière. Une prise de risque donc, pour la production de Salustia, que de présenter le jeune garçon à l’exigeant public napolitain. Mais le talent de Conti fit que le chanteur resta au San Bartolomeo pour les saisons de 1732 et 1733. Pour Pergolesi, il ne s’agissait évidemment pas de distribuer le soprano dans le rôle pesant de Marziano. Non seulement les tessitures se révélaient trop différentes, mais le style vocal de Conti se plaçait aux antipodes de celui de son confrère. Même pour un castrat, la tessiture de Conti était particulièrement aiguë, mais aussi ample, étendue sur plus de deux octaves. Oui, c’est pour lui qu’Händel écrivit son fameux contre-ut dans le rôle de Sigismondo (Arminio, 1737) ! Conti fut très certainement un des interprètes les plus raffinés du style défini canto spianato, dont les cantatrices se faisaient habituellement les ambassadrices. Son chant était transporté par la grâce et la sobriété. Les collègues masculins de Conti, « diminués » ou non, se retranchaient plus volontiers dans le style virtuosistico.
A l’arrivée de cette nouvelle étoile, le ténor Tolve fut certainement ravi de se voir remettre le rôle de Marziano, alors que Conti s’attelait à la petite partie de Claudio. Pour la voix claire et la stature juvénile du soprano, Pergolesi eut à réécrire certains airs, et quelques scènes furent entièrement remaniées, comme celle du deuxième acte où Salustia sauve sa belle-mère de l’empoisonnement. Les airs conservés du rôle de Claudio furent chantés à l’octave par Conti, tandis que Tolve chanta les airs de Marziano à la hauteur normale (ce qui dut être éprouvant) où à l’octave inférieure, on ne sait pas. Il tint à transférer le « Parmi, che il cielo » de Claudio à Marziano ; il en appréciait certainement le climat d’exaspération, aux constants changements de tempo, secondé par le jeu puissant des cordes. A Claudio revenait alors un nouveau récitatif introductif et un nouvel air, « Il nocchier nella tempesta ». C’était sûrement une occasion pour Conti de faire valoir son art de l’ornementation.
On est actuellement en possession des deux versions composées par Pergolesi. Le premier manuscrit est conservé à la bibliothèque du conservatoire San Pietro a Majella, à Naples et le second, celui qui a servi aux représentations effectives, à l’abbaye de Montecassino (à mi-chemin entre Rome et Naples). A Montpellier et Jesi on a pu cette année profiter de la première écriture, avec donc un Marziano contralto et un Claudio ténor. Le projet d’Ottavio Dantone en 2010 inclura peut-être la seconde version de Salustia dans l’intégrale des opera seria de Pergolesi.
*Source : Dale E.Monson, Notes de programme
Patrick Barbier, Jean-Baptiste Pergolèse