Vivica Genaux, voix hors normes Le timbre de Vivica Genaux est immédiatement reconnaissable, même si l’émission n’est peut-être pas particulièrement orthodoxe, sonnant un peu engorgée. La technique de vocalisation avec ses lèvres très mobiles est aussi critiquée ; je m’en fiche : ça fonctionne. Ce n’est donc certainement une voix pour tous, mais j’avoue que son timbre et sa technique fabuleuse me parlent immédiatement.
L’étrangeté et les couleurs androgynes de sa voix, les graves appuyés, les aigus sopranisants, créent des effets contrastés qui captent mon attention et évoquent plus justement que n’importe quel falsettiste le trouble que le castrat soprano pouvait susciter. D’autant que sa virtuosité incroyable, à présent parfaitement polie et achevée, ainsi qu’une tessiture extrêmement étendue, lui permettent de rendre justice aux pages les plus redoutables de l’âge d’or du bel canto.
Haendel et Hasse
La sortie de l’album baroque de Vivica Genaux a longtemps été retardée, tandis que le programme du disque ainsi que de son concert au TCE changeait plusieurs fois.
Ceux que ses prestations avaient intéressés et séduits dans le désormais fameux disque « Farinelli » avec Jacobs, ainsi que ses performances plus maîtrisées encore dans le Bajazet de Vivaldi, attendaient ces retrouvailles avec impatience ; les chanceux qui possèdent un enregistrement d’un de ses concerts de la serenata de Hasse Marc’Antonio e Cleopatra étaient sans doute plus curieux encore.
Il faut dire qu’autant ses interprétations de Haendel paraissent génériques et uniquement virtuoses (dans des tessitures sans doute aussi inadaptées car souvent trop graves), autant ses rencontres avec la musique de Hasse, et plus généralement le style « galant » napolitain de Porpora, Giacommelli ou Broschi semble lui être naturel, et respirer avec une élégance et une virtuosité sidérante et émouvante. Genaux le confiait d’ailleurs elle-même fort lucidement et honnêtement dans une très intéressante entrevue sur Operadatabase.
Pourquoi ne pas avoir alors conçu un programme entièrement dédié à Hasse et à ses épigones ? pas assez vendeur… au moins un nom connu et reconnu à l’affiche, s’il vous plait ! Genaux n’est pas encore une Bartoli capable de réunir des salles entières avec un programme d’inédits de Salieri. De fait, les places de son concert parisien ont eu toutes les peines du monde à s’écouler, et ce malgré les premiers succès glanés dans la capitale en Isabella (Garnier) et au TCE même dans Cenerentola.
Le disque
Deux extraits de l’Orlando de 1733 écrit pour Senesino ouvrent le programme. L’orchestre, mêlant instruments anciens et récents, peine à accompagner les rodomontades du personnage dans « Fammi combattere » avec toute la fougue requise. Dans l’ensemble, la direction de Labadie reste juste propre, en place, sage. Genaux elle-même débute assez placidement, alignant avec goût et facilité les difficiles vocalises. Le da capo révèle néanmoins une exubérance que l’on retrouve tout au long du disque, ici aussi riches, virtuoses et échevelées que celles de Podles sur son album Haendel, mais bien plus à leur place stylistiquement. La voix est moins celle du héros contralto, en revanche.
Ce manque de poids naturel gêne un peu dans la scène de folie, où le déficit d’engagement de l’orchestre pèse encore. Tout est pourtant ciselé, pesé et travaillé dans l’interprétation, mais cela intéresse plus que ça ne passionne.
« Sta nell’ircana » est incontestablement une grande réussite. C’est la seule page de haute virtuosité rutilante de l’album, et même si les cors sont trop absents et ne dialoguent pas vraiment avec la voix, Genaux est tellement à son aise dans cette écriture (très galante, d’ailleurs, de style) ornée et jubilatoire, avec une reprise fulgurante d’agilité et de classe, que là seulement naît l’émotion : au hasard d’un trait inattendu on attrape la chair de poule.
Aimable et élégante, la cantate « Splende l’alba in oriente », déjà connue, n’est pas la plus dramatique ni la plus passionnante des cantates de Haendel. La mezzo en donne une interprétation tout à fait probante, mais ce style ne lui convient pas tellement plus que Rinaldo ou même Orlando.
Les premières mesures de Hasse, dans la suite du programme, sont empreintes de ce style immédiatement reconnaissable, si « sensible » et élégant. Trois airs d’Arminio composent la fin du disque, ainsi qu’une cantate sur un texte de Metastase, comprenant deux airs. J’ose trouver que le choix est trop monotone : on n’a choisi là que de fort beaux airs mais de caractères trop proches les uns des autres, plutôt cantabile avec de longs développements en vocalise lente – notons au passage que la notice de Delamea, d’habitude précis, a la bonté de nous préciser qu’il existe trois versions d’Arminio de Hasse, mais ne nous précise pas laquelle est ici gravée. Supposons qu’il s’agit de la première, écrite pour le tout jeune Carestini. Enfin, Genaux trouve dans ces extraits d’Arminio un langage qui lui parle avec naturel, véritablement ressenti : cela s’entend, difficile de le décrire. Dommage donc que le programme se soit cantonné dans une couleur un peu uniforme. Tout l’arsenal belcantiste est ici mis à l’épreuve : longues tenues, tessiture étendue et écarts, longues vocalises lentes, diminutions, et notamment ce que les consoeurs de Genaux sont souvent incapables de réaliser ne serait-ce que correctement : mordants, gruppetti et surtout trilles, largement sollicités et parfaitement exécutés. La phrase musicale prend enfin son sens avec ces petits ornements subtils et essentiels, dont la mezzo est prodigue. Sa précision rythmique lui permet aussi de rendre parfaitement le « swing » propre à Hasse, ses effets de surprise caractéristiques. Bref, l’exécution de ces airs est remarquable ! Avec d’ineffables beautés au détour d’une vocalise tendant désespérément vers un aigu lumineux, ou d’une couleur inattendue et attendrie.
La cantate « La scusa » est basée sur un texte assez spirituel de Metastase, d’un dynamisme inhabituel puisque pendant le second récitatif, le jeune homme s’adresse à la jeune fille qui réagit à ses paroles, ce dont le narrateur nous fait part, et qui annonce le second air. La tessiture est assez grave et peu étendue, contrairement aux airs d’Arminio, et le style plus nettement pré-classique, datant de 1760 environ. L’orchestration du premier air est tout à fait intéressante avec ses éclats de cors, ses touches de flûte, de douces couleurs aux hautbois, et ses cordes graves ronronnant comme des musettes, le tout donnant une image pastorale tout à fait adaptée au climat de la cantate. Le style se veut aussi plus directement expressif.
Les récitatifs et, notamment le second, sont très vivants et joliment orchestrés.
Le second air est plus enlevé, gracieux et plaisant (mélodie très accrocheuse), et conclut le disque avec allant, sur cette ostinato de basses que toute une génération de compositeurs s’est appropriée dans les airs virtuoses. On regrette tout de même de ne pas entendre d’air de bravoure de Hasse plus décoiffant, qu’elle aurait si bien pu rendre.
Un disque un peu frustrant en somme, sorte de rendez-vous en partie manqué, mais qui révèle tout de même des pages très belles et magnifiquement rendues. On y voit la confirmation de l’affinité de Genaux avec le style « napolitain », celui des castrats Carestini, Farinelli, Monticelli, et on l’attendrait plutôt dans le Haendel d’Alcina, Ariodante, Arianna in Creta, Serse, ainsi que les compositeurs comme Hasse, Pergolesi, Porpora, Leo, Vinci…De fait elle a déjà chanté Ariodante (le rôle titre) aux USA, il serait intéressant d’en entendre la trace. Le TCE ne la distribue qu’en Polinesso…
C’est aussi, d’un pur point de vue vocal, une des chanteuses les mieux armées techniquement pour ce répertoire, et on ne peut que souhaiter l’entendre le plus souvent dans ce type de rôles.
Vivica Genaux en concert au TCE avec la Cetra / Attilio Cremonesi
Ce concert étaient au départ supposé reprendre le programme du disque. Mais heureusement Genaux, cette fois-ci accompagnée de La Cetra de Cremonesi, a choisi d’incorporer un extrait d’Ariodante, et quatre airs d’opéra de Hasse à la place des trois d’Arminio, et des cantates. Heureux choix, qui reproduit enfin la diversité du style riche et fluide de ce très grand compositeur
Le concert débute sur un extrait peu intéressant de la Water music, qui laisse un peu à craindre pour la suite du concert. La mezzo entre en scène dans un tailleur-pantalon et les cheveux longs relâchés. On note d’emblée que la voix a des couleurs plus libres qu’au disque ; le timbre, particulièrement dans le grave, sonne moins « écrasé », et plus naturel. L’aigu est certes petit mais facile, quant à la projection, difficile de juger, étant placé dans les premiers rangs du parterre, ce qui ne m’a privé d’aucun détail des mimiques de cette belle chanteuse.
Le public est gagné dès « Fammi combattere », impliqué, sombre. La mezzo prend le temps de se placer dans l’affect de l’air à interpréter pendant qu’un continuiste improvise au clavecin avant la folie d’Orlando. L’interprétation et le chant sont ici bien plus prenant qu’au disque : on est presque convaincu, c’est d’autant plus difficile pour un passage qui perd beaucoup hors contexte, et exigeant pour le public en début de concert. Notons que ses ornements ne sont pas calqués sur ceux du disque, et qu’ils se distinguent par leur originalité et leur goût.
Découverte de son interprétation de « Scherza infida » : la musique est d’un style qui pourrait lui convenir, et vocalement, c’est superbe, et la chanteuse s’implique beaucoup. Mais on n’est guère ému, d’abord à cause des errements de l’orchestre, et car la reprise, très ornée, se révèle plus appliquée et démonstrative que touchante, dommage. On ne peut pas traiter Haendel comme Hasse, s’il fallait le prouver ; on me permettra ici une petite parenthèse à ce sujet :
Je verrais plutôt Haendel comme un musicien de l’introspection, où le sentiment est explosif, violent, et très « humain » (comme chez Vivaldi). Chez Hasse et les napolitains, on est plutôt dans la sublimation du sentiment, dans la tension mélancolique vers un idéal avec une élégance désespérée, dans un chant finalement plus archétypal encore d’expression. Le chant et les ornements de Hasse cherchent à échapper à l’affect douloureux, retrouver un idéal (dans les caractères typiques du primo uomo castrat loin des réalités terrestres), ce qui peut être très touchant.
Haendel me semble plus fouiller les tréfonds de l’âme pour l’exprimer ensuite : l’interprétation de Scherza infida par Von Otter, ou Kozena, ou encore Kasarova, tendent à descendre toujours plus profondément dans la douleur, tandis que Genaux (ou même Jaroussky) donnent une version galante, qui cherche à sublimer : c’est très beau, mais cela convient moins à cette musique, et émeut moins.
En revanche, la virtuosité arpégée, les écarts et les traits soudains de « Sta nell’ircana » sont très napolitains d’expression, et sont magnifiés par la prestation superlative de Genaux, souveraine et stupéfiante : les larmes me montent aux yeux et mon souffle se coupe pendant la reprise, chahuté par les vocalises. Bien évidemment, la première partie du concert est ainsi close sur un triomphe.
Ce sont surtout les inédits de Hasse composant la seconde partie du concert qui m’intéressaient, je l’avoue !
Le premier air est « Superbo di me stesso » (rappelant la mise en musique de Lampugnani, il faut dire écrite pour le même castrat), envolée virtuose très élégante et jubilatoire écrite pour Monticelli, et qui tend des pièges non négligeables en terme de tessiture et d’agilité.
Suit une scène dramatique écrite pour Faustina Bordoni (très adaptée à une tessiture de mezzo), prenante et exigeante: "Son morta...Nelle cupe orrende grotte" de Senocrita. Genaux est parfaite d’expression, dans les parties plus déclamatoires de cet air d’ombra torturé, mais aussi de redoutables échelles de trilles qu’elle seule peut maîtriser. On entend bien, malheureusement, que l’orchestre donne ici une idée seulement de ce que pourrait être le morceau.
L’ouverture de Ciro riconosciuto est tout de même agréable à entendre, malgré les limitations de l’orchestre.
À son retour, Genaux chante « Fra quest’ombre », tiré du rôle de Selim de Solimano qu’elle avait déjà donné intégralement à la scène. C’est une page pathétique, sur un thème littéraire similaire au « Se mai senti spirarti sul volto » de Metastase, très belle, et sombrement colorée de cors. L’air a beau être fort long, l’attention se maintient, et l’artiste touche.
Enfin, « Nocchier che teme assorto », tiré de Cajo Fabrizio, est une page pour castrat soprano – de tessiture assez aiguë – d’une agilité frappante, et que Genaux enlève comme une explosion de joie, avec un brio et une facilité qui ravissent, au sens le plus baroque du terme. On est loin de la formation fournie est virtuose dont disposait Hasse à Dresde, et les deux cornistes naufragent complètement dans leurs longues (et il est vrai impossibles) cadences à découvert dans cet air. La salle explose de contentement. Vivica Genaux semblent bien complice des pauvres cornistes rougis par l’effort, leur lançant clins d’œil et sourires pendant leurs redoutables passages.
Juste après, en bis, Genaux a le culot d’affronter un autre air d’une difficulté plus terrible encore : le très virtuose « Di quell’acciaro » - toujours de Hasse – tiré de Solimano, comme je le prévoyais et l’espérais. Son interprétation surclasse de très très haut la difficile « négociation » avec cette tessiture impossible et les longs traits savonnés par Iris Vermillion lors de la captation radio. Genaux se paie le luxe de diminutions absolument meurtrières qu’elle arrive à imposer. L’occasion aussi de mesurer la prestation de La Cetra et de Cremonesi avec l’interprétation de Jacobs, bien meilleur.
Enfin, la mezzo offre un second bis : « nous allons refaire Nocchier che teme assorto » annonce le chef. Genaux lui demande « ma vuoi rifare tutto ? » mais oui ! L’air en entier est donné avec autant d’agilité et d’autorité, et cette grâce et virtuosité sidérante, qui font enfin comprendre comment l’on pouvait se pâmer à l’écoute de cette musique et de ses grands interprètes.
Le public réserve un triomphe à la chanteuse, se lève en partie, et applaudit même généreusement l’orchestre et le chef.
Je repars émerveillé et conquis, et peste qu’aucun micro n’ait capté ces merveilles.
PS :
Pour voir un long entretien de Vivica Genaux, où elle reprend et développe les éléments révélés dans l’interview sur Operadatabase sur Hasse – qu’elle aime tant – sur la captation de son timbre, sur la vie culturelle de son Alaska natale… allez sur Artspass.
Elle y interprète aussi, en ouverture, une belle version ornée d’ « Ombra fedele » (de Broschi), mais seulement la « reprise », puis « Cruda sorte » de l’Italiana, et en clôture « Oh wouldn’t it be lovely » de My fair lady. Le tout accompagnée au piano.