Les plus fervents baroqueux attendent toujours la sortie d’un nouvel opus de l’édition Vivaldi chez Naïve avec impatience, surtout lorsqu’une distribution alléchante est annoncée. C’est ici le cas, les habitués du baroque et/ou des interprètes à succès de Vivaldi se partageant l’affiche.
Déjà, la liste des airs, et les (pénibles) vidéos marketing soulignant les qualités d’un opéra « best-of », ne laissaient pas espérer beaucoup de musique inédite. Au moins avions-nous de nouvelles interprétations à soumettre à notre oreille insatiable ! C’est cependant sans grande conviction que j’ai acheté ce disque peu après sa sortie, et j’ai tout de même envie d’en dire quelques mots.
De l’œuvre, déjà, on dira qu’il s’agit de la version légèrement modifiée par Vivaldi en 1730, pour une équipe et une occasion inconnues (en vue d’une hypothétique reprise ?). Cela fait sourire lorsqu’on peut lire les commentaires de Sardelli si attaché à présenter ses chanteurs comme des copies des créateurs ; on a de quoi être rassuré, ceci dit, de voir Agnew ne se mesurer qu’à un des cinq airs originellement écrits pour le virtuose Fabri, et de chanter à la place des 4 airs perdus 2 airs certainement plus dans ses cordes. Quoi qu’il en soit, je dirais sur ce point qu’il faut des chanteurs actuels capables de chanter leur partition, point. Car les qualités des chanteurs de départ influaient de toute façon sur l’écriture du compositeur. À nos chanteurs, ensuite, de s’approprier leur partie et de la recréer avec leurs propres variations : on n’entendra jamais la version Turcotti, et je doute que celle de Piau en soit si proche, franchement (ce qui n’est pas un jugement de valeur en soi).
Ainsi, que dire de l’œuvre ? tout d’abord, le livret. Le commanditaire de l’œuvre a apparemment exhumé une rareté de Zeno, ici légèrement adaptée (cela signifie certainement que Vivaldi prenait une distance très critique par rapport au genre seria, dont il déplorait les aspects codifiés régulièrement (private joke)) : il s’agit à mon goût d’un bon livret. L’intrigue reste lisible, un traître unique (Probo, ténor) se chargeant de mettre tout le monde dans l’embarras sans que les autres personnages n’aient grand chose d’autre à faire que tomber dans ses pièges ou réagir. Le couple principal Teodosio-Eudossa (Atenaide sous un faux nom) est flanqué d’un couple secondaire Pulcheria-Marziano. Eudossa-Atenaide est accompagnée de son père, Leontino, qui devait occuper un poids dramatique important dans la version précédente (comme souvent les pères dans le genre seria) mais qui est ici marginalisé. Si Marziano présente toutes les caractéristiques de fidélité, d'abnégation et d’idéalisme du secondo uomo métastasien, Teodosio est un primo uomo qui ne s’inscrit pas encore dans ce modèle : c’est le personnage le plus puissant de l’opéra, qui ne voit rien venir, se montre sevère envers sa sœur et son aimée, et dont les épanchements sensibles ne sont pas très flatteusement mis en avant. C’est ainsi plus une figure de père/roi telle qu’on la connaît dans les drames de Metastase, et que l’on aurait pu voir confiée à un ténor. Mais Varane, qui vient perturber l’équilibre des couples, s’il a un côté primo uomo, se montre un peu trop soupe-au-lait, et surtout, perd la face à la fin… Ce qui explique pourtant sans doute qu’il soit le plus attachant dans l’œuvre, en tout cas par rapport à Teodosio. Il est incontestablement le plus sensible des deux. Après, la part de l’interprétation…
La musique… Et bien effectivement, beaucoup, beaucoup, beaucoup de musique connue ! Les reprises d’Orlando furioso sont nombreuses, airs d’Alcina, Bradamante, Orlando… Certains aménagements ont été faits cependant dans les airs, et parfois, un changement de contexte (et de texte) permettent une interprétation assez différente (voir « Al tribunal d’amore »). Je ne sais pas, pourtant, pourquoi l’ensemble ne prend pas plus que ça. Les récitatifs sont développés (parfois trop ? je songe surtout à la longue exposition de Leontino, qui rebute un peu) et comme le livret intéresse, on s’y accroche assez bien. Ils permettent au moins de bien dessiner les personnages, qui ont tous au moins trois airs par ailleurs, ce qui est beaucoup ! Tous les chanteurs s’investissent dans ces récitatifs, mais l’écriture – ou le continuo ? – finit par faire paraître l’ensemble longuet. On aurait aussi pu diriger avec plus d’urgence ici ou là.
La direction a donc évidemment une grande part de responsabilité. Sardelli, dans sa notice, critique aimablement, à mots à peine couverts, son collègue Spinosi, déplorant qu’on fasse de Vivaldi « un prodige d’extravagance et de convulsions rythmico-dynamiques presque toujours arbitraires. » héhé… Il poursuit « Vivaldi écrit ses partitions avec un soin remarquable, même dans la hâte, et l’extrême précision de ses indications dynamiques, articulatoires, et expressives nous fait clairement comprendre que toute addition, toute manipulation, doit être longuement pesée et surtout justifiée .»
De fait, on peut louer le sens du tempo de Sardelli et son ensemble : fougueux et énergique sans hystérie, en maintenant une plénitude sonore que l’on peine à trouver chez Matheus, qui a offert dans Orlando des ratages crispants, dans les airs rapides. Le « Sorge l’irato nembo » est ici mieux articulé, en comparaison, tout comme le « Nel profondo cieco mondo » (ici Varane évoque plutôt « Cieco orrore »…). Dans les airs lents ou de demi-caractère, les couleurs restent belles, tout est détaillé avec soin… Mais manquent une vraie profondeur, une véritable ambiance tantôt onirique, tantôt mélancolique, tantôt sensuelle, en somme un vrai approfondissement dramatique de ces passages (c’est ici plus flagrant que dans les airs rapides), qui finit par donner un côté un peu uniforme à l’œuvre, d’autant que les chanteurs sont alors laissés à « faire les chanteurs », malgré la cohésion de l’ensemble et la bonne volonté audible de chacun. Cela manque d’esprit, parfois cruellement.
Revenons-y plus en détails :
Romina Basso a étonné et séduit dans Motezuma, dirigé par Curtis. On l’a entendue ensuite dans des témoignages saisis sur le vif, en Tamerlano dans le Bajazet de Montpellier (pasticcio réuni par Vivaldi), où le manque de creux était compensé par une solide incarnation. De même dans Scarlatti où ses belles couleurs séduisaient. La séduction n’opérait que par intermittence dans son Megacle de Galuppi, mais il s’agissait d’un remplacement expliquant peut-être la débandade vocale…
Ici nous la retrouvons décidément très séduisante ! Le timbre est vraiment superbe, ambré, reconnaissable, frémissant et plein. Le verbe est précis et insinuant, elle sait déclamer avec éloquence. Quant à son art de la vocalisation, il est fort louable ! Ce n’est que dans les extrêmes graves de sa partie que la voix affiche une certaine faiblesse, parfois intelligemment exploitée par l’interprète, d’ailleurs (en fait, c’est le cas juste de « Nel profondo »). Son « Reggia amica » d’entrée est une petite merveille d’inspiration napolitaine. Les airs d’Orlando sont moins heureux que les inédits, mais restent très recommandables, et globalement meilleurs que la version Lemieux-Spinosi, à mon goût. Bref, son Varane, mal aimé et mauvais perdant, est bien attachant, et se voit réserver beaucoup des meilleures pages de l’œuvre.
Varane continue à courir après son Atenaide, dont il refusa un jour la main : il s’en mord les doigts ! Mais Atenaide est maintenant sur un autre coup ; elle va épouser Teodosio. Cela ne présente pas le personnage d’Atenaide - paraissant d’entrée assez soumise à son père - comme une héroïne très indépendante. De fait, le rôle ne me semble pas aller très bien à Sandrine Piau, tant dramatiquement que musicalement. Comment l’expliquer ? Les héroïnes et la musique de Haendel, plus nobles de ton et de caractère, s’accomodent sans doute mieux des fermetés du chant de Piau. Un chant habile et souple mais qui a, étrangement, toujours une certaine dureté. Il est vrai que la partie ne comporte pas de longues phrases mélodieuses, et réclame un chant tout en grâce, moelleux, une habilité de diseuse, l’alliance de sensualité, de bravoure… L’italien et la voix de Piau ne sont pas moelleux, sa grâce se passera de trilles (encore une fois), le timbre et le caractère manquent de sensualité, et en guise de bravoure, il faudra entendre à chaque variation ces notes aiguës piquées qui commencent à nous lasser, surtout lorsque, bienvenues dans un air dont l’affect se prête à ces pointes, elles viennent ensuite hérisser un air mélancolique (« Son colpevole a’ tuoi lumi »). Je pense tout simplement que les qualités de Piau ne trouvent pas leur meilleure place chez Vivaldi, malgré de nombreux moments séduisants et un engagement indéniable. Le chef porte là aussi certainement sa responsabilité, qui ne l’aide pas à ménager des atmosphères mélancoliques et introspectives. La grande scène du III est symptomatique : un grand accompagnato plutôt réussi de Vivaldi, qui devrait déboucher sur un air fantomatique et mélancolique, mais qui est ici complètement anecdotique (« In bosco romito »).
Vivica Genaux est créditée en soprano sur le livret. Héhé, c’est un détail, la voix de la chanteuse (qui a effectivement commencé à travailler sa voix comme soprano) se passant bien de qualificatif, séduisant justement par son étrangeté. Est-ce une question de prise de son ? La voix sonne en effet un peu claire, et le haut de la tessiture semble privilégié. En outre, les variations des airs font toutes valoir un aigu facile et étonnamment étendu, avec toujours un art de la vocalise incroyable, mais que reste-t-il du reste ? Pas grand chose… Les airs sont pourtant beaux, comme le court et cinglant « Qual la sua colpa sia », « Al tribunal d’amore » plus en situation que dans
Ainsi, le chant de Genaux est ici très brillant, mais peine à accrocher vraiment, et séduire véritablement, car elle n’est pas assez incarnée vocalement, et dramatiquement… Restent quelques superbes arabesques vocales. À sa décharge, Teodosio est un rôle un peu ingrat. Et elle a quelques beaux moments jusque dans les récitatifs : j’aime l’acerbe « Prence. Ti basti esser felice ; a te non chieggo né pietà ne, conforto / Del moi fato crudel l’ultimo vanto / Questo saria l’esser da te compianto »
Celle dont on n’attendait pas tant de qualités, sans doute, parmi les plus belcantistes d’entre nous, c’était Guillemette Laurens. Sa Pulcheria, sœur charismatique de Teodosio, est sans doute le meilleur élément du disque, malgré certains défauts toujours présents. Après tout, dans une partie tout de même bien exigeante du point de vue virtuose, elle est toujours un peu limitée, tout n’est pas toujours parfaitement en place quand le trait s’éternise, va chercher un peu haut ou dans le grave, mais ce sont là des détails au regard de son expressivité. Le timbre s’est stabilisé, et la voix a une couleur à la fois noble, sensuelle, jeune et mature en même temps. La chanteuse semble avoir une maîtrise qui n’était pas toujours la sienne il y a des années ! Bien sûr, son Medoro avec Spinosi (remplacement) n’était pas bon, mais ce n’est décidément pas un emploi pour elle. Ici la tessiture et le caractère lui conviennent parfaitement, tout comme la maternelle Rustena de L
Son italien, son art du phrasé sont un plaisir, et ses inflexions font mouche dans tous les airs, même les passages virtuoses les plus redoutés, et ce même si on trouverait aisément des exécutions plus décoiffantes. Son « Sorge l’irato nembo » est à ce titre exemplaire : elle l’interprète en tragédienne, hallucinée, nous décrivant le spectacle de la tempête depuis la rive, alors qu’en comparaison (et sans doute en belcantiste plus scrupuleuse dans l’esprit et la lettre, mais qu’importe), Horne incarne et illustre elle-même la tempête par son chant. Laurens n’a pas le bagage technique ni la voix pour cela, et son option personnelle est admirablement intelligente et efficace. Louons aussi le beau « Te solo penso ed amo » du III, où la chanteuse exhale une sensualité dont le chef n’a apparemment pas eu l’idée, tant le décalage avec l’orchestre est ici patent. Enfin, l’agité « Più non vuo mirar quel volto » nous fait entendre l’évidence : ces parties typiques de
Paul Agnew a fait tellement de choses admirables dans le répertoire français… j’avoue aussi aimer son Infedeltà dans
À côté de lui, Stefano Ferrarri maîtrise la vocalise rapide avec une aisance qui force l’admiration, tout comme dans
Je suis un peu partagé sur Nathalie Stutzmann, que j’aime beaucoup en général, et dont j’admire
On me dira que j’ai beaucoup chipoté et que, tout de même, c’est fort bien chanté, c’est un bel album, etc… Certes certes. On nous sert tellement de Vivaldi, tout de même, lequel s’autorecycle avec une capacité qui surclasse Gluck ou Rossini, que je me sens en droit d’être exigeant en achetant un énième « Sorge l’irato nembo .»
Et puis, après tout, c’est aussi une question d’humeur. De prise de son (ici bof bof je pense). En réécoutant encore et encore, j’aime mieux, mais mes impressions de départ persistent.
Enfin, je pense que globalement, la faute principale doit retomber sur le chef, trop occupé de la musique, et du cisèlement orchestral de chaque air, pour faire naître le drame dans l’ensemble comme dans le détail. On a la musique, où sont les affects ? On pourrait souhaiter plus d’articulation ici, mais surtout plus de furie là, d’imagination, d’abandon, de mélancolie, de sensualité, de vapeurs, d’humeurs en tout genre… Derniers points que Spinosi maîtrise finalement tout autrement (qu’on ne croit pas que je le prenne là en référence incontournable de la musique vivaldienne).
Encore un effort, donc. C’est bel et bon, mais on veut de l’excellent, du prenant !